Note globale : ★★★★★
Langue: français
853 pages
Editeur: Gallimard
Collection: Blanche
Prix: 25.90€
« Solennels parmi
les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient
l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et
guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines,
parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante
exceptionnelle femme aimée parfois reculant la tête pour mieux le voir
qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le
regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui
murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable
rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait
qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non
pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait
qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir
déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre
lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils
se verraient ». Ariane devant son seigneur, son maître, son aimé Solal,
tous deux entourés d'une foule de comparses: ce roman n'est rien de
moins que le chef-d'œuvre de la littérature amoureuse de notre époque.
Si je devais partir sur une île déserte et n’emporter qu’un seul objet avec moi, je n’hésiterais pas une seule seconde et j’opterais pour Belle du Seigneur. Parce que ce roman porte en lui non seulement l’ensemble de la littérature, mais plus largement l’ensemble des émotions humaines, il vous fera passer du rire aux larmes en l’espace de quelques pages. Le véritable tour de force d’Albert Cohen réside selon moi dans sa capacité à réécrire l’ensemble de la littérature amoureuse, en passant par la Bible, le Moyen Age, et les grands mythes (Dom Juan, mais aussi Ariane et Thésée), comme en témoigne la narration de la rencontre amoureuse entre Solal et Ariane, qui reprend sans conteste les traditions littéraires des rencontres amoureuses, et plus particulièrement L’éducation sentimentale de Flaubert.
« En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importances, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c’est vous. »
Cet extrait souligne le caractère absolu que Solal voudrait accorder à sa relation avec Ariane, jusqu’à ce qu’il réalise que cette entreprise est complètement vouée à l’échec, car Ariane, loin d’être celle qu’il avait idéalisée, est en réalité corrompue par la société du XXème siècle, fondée sur la seule apparence. Albert Cohen dresse donc le portrait d’une société carnavalesque, dans laquelle un amour absolu, éternel, idéal, est en réalité impossible. Lors de sa déclaration à Ariane, Solal choisit d’ailleurs de se déguiser en vieillard et lui dédie un discours amoureux très lyrique. Il procède ainsi car il cherche à établir avec elle une relation authentique, sublime et sincère, dans laquelle la beauté physique n’aurait pas sa place. Mais Ariane ne peut répondre à ces idéaux : ce n’est que lorsque Solal dévoile sa beauté et que son discours devient violent et agressif, propre à la séduction donjuanesque, qu’Ariane cède à son charme.
Albert Cohen procède ainsi à une réécriture des plus grandes histoires d’amour : Ariane et Solal sont tout à la fois Pénélope et Ulysse, Adam et Eve, Emma Bovary et ses amants. Par-delà la simple thématique, l’écriture elle-même est porteuse de toutes ces traditions : Albert Cohen passe du lyrisme le plus sublime à une écriture brutale et violente, en passant par l’humour et la légèreté.
Albert Cohen procède ainsi à une réécriture des plus grandes histoires d’amour : Ariane et Solal sont tout à la fois Pénélope et Ulysse, Adam et Eve, Emma Bovary et ses amants. Par-delà la simple thématique, l’écriture elle-même est porteuse de toutes ces traditions : Albert Cohen passe du lyrisme le plus sublime à une écriture brutale et violente, en passant par l’humour et la légèreté.
« Ô débuts, baisers des débuts, précipices de leurs destinées, ô les premiers baisers sur ce sofa d’austères générations disparues, péchés tatoués sur leurs lèvres, ô les yeux d’Ariane, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos de croyante, sa langue ignorante soudain habile. Elle le repoussait pour le regarder, bouche ouverte après le baiser, pour le voir et le reconnaître, voir encore cet étranger, l’homme de sa vie. Ta femme, je suis ta femme, tvaïna gêna, balbutiait-elle, et s’il faisait mine de s’écarter, elle s’agrippait. Ne me quitte pas, balbutiait-elle, et ils buvaient à la vie. A leurs vies mêlées. »
Mais l’auteur va plus loin : il ne se contente pas seulement de reprendre les plus grandes histoires d’amour de la littérature, il les questionne, les interroge, les soumet à l’épreuve de la raison et de la psychanalyse. Il ose questionner ce mystère humain qu’est le sentiment amoureux : qu’est-ce que signifie aimer ? Pourquoi rêve-t-on de grandes histoires d’amour ? Sont-elles seulement réalisables dans la société corrompue du XXe siècle, fondée sur les apparences, les faux-semblants, ou faut-il d’emblée se résigner à essayer d’aimer ? Finalement, le sentiment amoureux n’est-il pas une illusion, une impasse ? N’est-ce pas soi-même qu’on cherche à aimer à travers l’autre ? Aucun lecteur ne peut rester indifférent à ces questions : chacun y verra le reflet de sa première histoire d’amour, de sa vie de couple, le reflet de sa propre jalousie, de sa propre angoisse face à la mort et ses vaines tentatives d’y échapper. Car ce roman n’interroge pas seulement la dimension amoureuse : il explore la condition humaine sous toutes ses coutures, et n’hésite pas à en dévoiler les paradoxes, les angoisses, les désirs refoulés. Le chapitre 72 est à ce titre particulièrement révélateur : alors qu’Ariane, actrice et metteur en scène, se prépare et organise minutieusement les décors de ses retrouvailles avec Solal, l’omniprésence de son angoisse, bien qu’elle cherche à la dissimuler, est palpable. Son contrôle obsessionnel du monde qui l’entoure, l’artificialisation et l’objectivation poussée à l’extrême, comme dans un rituel, évacue toute spontanéité :
« Lèvres excellentes, nez pas luisant, cheveux studieusement désordonnés, dents lumineuses […], seins toujours à leur place, un à droit, l’autre à gauche, indispensables ».
Par un désir inconscient, Ariane cherche à éliminer la vie de son environnement, pour mieux éloigner la perspective de son propre trépas. Aucun signe de vie –et donc de mort– ne doit ainsi transparaître. Elle devient un objet :
« Elle se tint sage et droite, écolière modèle, immobile et respirant à peine pour ne pas altérer sa perfection, idole sacrée mais fragile et entourée de dangers, remuant à peine la tête, et bien davantage les yeux, chaque fois qu’elle consultait l’heure à la pendulette.»
Mais peu à peu, le contrôle obsessionnel d’Ariane perd sa magie, et elle est finalement rattrapée par la mort, qui l’envahit d’abord physiquement. Le contrôle laisse place à la panique face à cette perspective contre laquelle elle cherche vainement à lutter.
« Arrivée au deuxième étage, elle tressaillit avec, à la poitrine, le choc d’un paquet de sang qui monta au visage aussitôt rougi. La sonnerie de la porte ! »
Le paroxysme de la panique est provoqué par cette spontanéité, cette imprévisibilité si soigneusement évitée, qui nous rappelle que la mort peut frapper à chaque instant. Ainsi, à l’image d’une vanité, ce chapitre réemploie les traditionnels memento mori (la pendule, le miroir, les fruits et les fleurs) qui rappellent à Ariane sa vulnérabilité face à la mort.
Ce roman incite ainsi le lecteur à opérer un voyage à l’intérieur de lui-même, de ses histoires d’amour passées, présentes et futures, et on en ressort assurément transformé, peut-être plus réaliste, plus honnête avec soi-même, car au cours de ce voyage, nous faisons face, à travers la multitude de personnages, à nos angoisses les plus secrètes et à nos émotions les plus excessives. Albert Cohen souligne ainsi la folie, la jalousie et la destruction qui fait partie intégrante du sentiment amoureux, thème qu’on retrouve d’ailleurs dans la Prisonnière de Proust, ainsi que chez Tristan et Yseult : les deux amants sont voués à une vie d’isolement, d’enfermement dans des sentiments excessifs qui vont à l’encontre de la civilisation et de la raison.
Mais la complexité de ce livre est telle qu’il peut sembler difficilement abordable. Il me semble que Belle du Seigneur fait partie de ces ouvrages qui, pour être pleinement appréciés, nécessitent une lecture guidée et très critique. Quant à l’écriture, d’une indéniable richesse, elle constituera elle aussi sans doute un obstacle pour le lecteur inexpérimenté. C’est un ouvrage qui nécessite donc une certaine expérience littéraire, voire même une certaine maturité, pour être pleinement apprécié.
Belle du Seigneur est ainsi un véritable livre-monde qui regroupe l’ensemble des sentiments humains et cherche à élucider les mystères du sentiment amoureux et à interroger les rapports au sein du couple. Il constitue selon moi selon moi une expérience de lecture unique, car il emporte son lecteur à travers l’humanité toute entière, de sa dimension la plus sublime jusqu’aux abominations du XXème siècle.
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